Irma Blank, Nadia Guerroui, Ann Veronica Janssens, LAb[au], Adrien Lucca, Dimitri Mallet, Luisa Mota, Morgane Tschiember, Pieter Vermeersch
Gregory Lang
La Fondation CAB présente une exposition dans laquelle (le commissaire) Gregory Lang envisage l’espace de la fondation comme le support d’expérimentations nouvelles pour des artistes internationaux et de la scène bruxelloise.
ON THE LOOKOUT (À l’affût) explore la stimulation des comportements humains à travers différentes variations de la couleur. Les œuvres en présence se distinguent par un caractère à la fois immersif et immatériel. Au gré de nos déplacements, nous entrons en relation avec elles. Les dialogues et les tensions ainsi créés entre les installations colorées et l’architecture intensifient notre attention. Le temps consacré à ces rencontres contribue à la qualité de nos expériences vécues, chaque moment étant favorable pour observer des micro-événements. Cet ensemble met en jeu notre capacité à discerner plusieurs états d’une même œuvre en situation et aiguise la finesse de nos ajustements perceptifs.
L’exposition se déploie selon différentes séquences. En traversant ces zones d’expériences, nous sommes amenés à découvrir les nuances de tonalités conceptuelles entre les artistes.
Dès l’entrée, notre perception est captivée par les fluctuations chromatiques d’Adrien Lucca (n. 1983, vit et travaille à Bruxelles). La virtuosité scientifique de son installation réside dans la transfiguration des pigments par la lumière. On passe de cet espace à la colorimétrie contrôlée pour s’immerger ensuite dans l’approche intuitive de Luisa Mota (n. 1984, vit et travaille à Porto). Son intervention in situ colorée et en transparence rentre en résonances simultanées avec nos corps et l’ouverture sur la cour intérieure.
Suite à ce travail à l’échelle de la main, des installations architecturales s’emparent de la grande salle. D’un côté, nous longeons l’œuvre murale de Pieter Vermeersch (n. 1973, vit et travaille à Turin) qui étend la couleur en dégradée dans la longueur de l’espace. Son geste pictural se fait oublier pour créer un temps métaphysique. De l’autre côté, nous traversons l’installation monumentale de Morgane Tschiember (n. 1976, vit et travaille à Paris) qui sculpte la couleur dans la hauteur et la profondeur de l’espace. Ses arches inversées confèrent une dimension sensuelle au matériau industriel qui les compose, en jouant avec sa transparence.
Sous cette même lumière changeante de la verrière, on interagit avec l’œuvre en verre aux couleurs dichroïques d’Ann Veronica Janssens (n. 1956, vit et travaille à Bruxelles), qui reflète l’environnement. Entre contemplation et immersion, notre expérience sensorielle se prolonge dans la quête des différents états d’une lumière transformée. Notre perception de l’œuvre de Dimitri Mallet (n. 1983, vit et travaille à Paris) s’approfondit, aussi, après un temps d’attention. Ses couleurs suggestives nous renvoient à notre perception de la lumière au travers de nos paupières closes. La représentation de cet état intérieur, entre sommeil et éveil, tend vers une interprétation romantique des couleurs.
Un changement de physicalité s’opère lorsque notre regard se glisse dans l’espace du fond, entrouvert dans la perspective. Une relation étroite s’établit ici avec des œuvres qui se découvrent pleinement dans l’approche. La peinture vibrante et spatiale d’Irma Blank (n. 1934, vit et travaille à Milan) nous absorbe avant de dévoiler un geste linéaire empli de sérénité. Au travers des variations d’intensité de la couleur, la durée rythmique de sa respiration acquiert matérialité et lisibilité. En basculant dans le pli de l’espace qui renvoie le plus la lumière zénithale, cette même constance méditative et haptique se manifeste dans l’installation de Nadia Guerroui (n. 1988, vit et travaille à Bruxelles). On y explore avec nos déplacements le caractère insaisissable de sa surface murale à la couleur iridescente, changeant aussi dans le temps, au gré de la position du soleil.
L’espace clos adjacent est baigné dans une lumière artificielle, créant ainsi une zone d’observation la plus constante possible. L’apparition progressive de la couleur dans l’œuvre de de LAb[au] (collectif depuis 1997, vivent et travaillent à Bruxelles) y signifie un changement d’état. La juxtaposition de deux stades différents d’une même matière nous permet de confronter des couleurs séparées par plusieurs millions d’années, ouvrant sur une temporalité géologique.
(n. 1973, Courtrai, Belgique) vit et travaille à Turin. Outre des séries de peintures sur toile ou sur marbre, son travail inclut des peintures murales ou des interventions spatiales transformant un espace donné. Son œuvre, chromatiquement sourde passant du clair au foncé, fait référence au degré zéro de la peinture. La gradatio
n y est toujours une démonstration de la gamme de valeurs de la couleur pure et plate, telle qu’utilisée dans l’histoire de la peinture pour créer l’illusion de la profondeur. Elle semble même se soumettre à l’influence de la lumière, dont l’artiste étudie les effets au sens photographique. Ce qu’il obtient c’est à la fois une représentation du comportement de la lumière et de la peinture, associé à une description de l’espace réel, le tout dans une seule image. Aux extrêmes tonalités, l’image recule ainsi jusqu’à l’abstraction et semble se transformer devant les yeux du spectateur. Ses œuvres déclenchent des expériences perceptives infinitésimales, nous présentant un sens de la couleur qui renvoie à l’espace entre apparition et disparition.
L’installation conçue pour le site déploie un long aplat gradué de couleur sur 24 mètres, développé sur trois surfaces : une peinture murale en angle entrecoupée d’une grande toile, en tension avec l’architecture. Les frontières s’estompent entre l’immatériel et le tangible, l’espace et le temps. L’artiste repousse ici les limites de la peinture et son œuvre se distingue par une expérience intense des conditions de la visualité. Son processus laborieux, malgré la dissimulation du geste, est au service d’un contenu épuré et d’une tension maximale entre le prosaïque et le sublime.
(n. 1976, Brest, France) vit et travaille à Paris. Nourrie des cours de philosophie de Derrida et Didi-Huberman, elle s’intéresse aux glissements opérés entre la physique et la métaphysique, entre les phénomènes naturels et leurs interprétations infinies élaborées par l’être humain pour les comprendre. Elle prend à bras le corps l’espace et les matériaux dont elle repousse les limites avec force. Sa pratique pluridisciplinaire tend aussi, paradoxalement, vers une approche empreinte de délicatesse. Cette dualité lui permet d’étendre son vocabulaire de formes, de couleurs et de textures, en surpassant les possibilités connues de la technique. Elle transfigure chaque procédé industriel savamment détourné, chaque matériau méticuleusement envisagé et chaque site intensément investi. Dans la lignée d’un Richard Serra, son travail brouille la frontière entre l’architecture et la sculpture.
Swing se compose de plus d’une vingtaine de bandes de PVC souple de couleur bleu grand froid se déployant à intervalles réguliers de 30 cm. Cette installation monumentale invite le spectateur à s‘engager et à la traverser librement. L’artiste se plaît ici à imaginer un espace immersif pour une perception empirique de la densité de la matière, de la couleur et du mouvement. En oscillant entre ombre et lumière, elle confère sensualité à ce matériau issu du monde de l’industrie, en relation, ici, avec le passage de l’air et des corps. Elle modèle l’environnement architectural pour en révéler les qualités intrinsèques et ouvrir en son sein une nouvelle expérience visuelle et corporelle, ouverte à la circulation de tout à chacun.
(n. 1988, Toulouse, France) vit et travaille à Bruxelles depuis 2006. Dans notre période d’hyper-communication, de consommation rapide et d’images fragmentées qui s’entrechoquent, elle explore les limites de la vision et de l’attention humaine. Sa démarche se situe dans la pratique du regard, alliant poésie et esprit critique pour mettre en valeur les qualités quantiques du monde ordinaire qui nous entoure. Ses œuvres sont du registre du sensible et se laissent traverser pour offrir un espace donné à la réflexion de l’autre. Ainsi, les matériaux mis en œuvre sont réduits à l’essentiel pour conférer un rôle décisif aux déplacements du visiteur, influant ainsi sur son comportement dans l’espace et sa perception.
Sa série d’installations intitulée Trustful Hands s’inscrit dans un protocole de confiance entre l’artiste et la personne qui les présente. Elles se composent d’au moins deux différentes surfaces iridescentes extrêmement similaires qui doivent être disposées de sorte à révéler l’étendue de leurs différentes couleurs et textures depuis un même point de vue ou dans différents espaces. De par leur simplicité formelle, elles créent aussi des espaces transitoires qui accueillent les changements induits, dans le temps, au gré de la lumière environnante. Le blanc des murs est, ici, accentué avec du pigment fluorescent. Son œuvre souligne ainsi la portion de l’architecture qui renvoie le plus la lumière zénithale ; tandis que ses couleurs interférentes varient constamment sous le regard du visiteur qui peut contempler cet espace dans une perception infinie. La position du soleil ainsi soulignée induit une relation à la mécanique céleste.
(n. 1934, Celle, Allemagne) s’installe en Sicile en 1955, puis à Milan en 1973 où elle vit et travaille jusqu’à ce jour. Passionnée par la forme écrite, elle entame en 1968 sa série Eigenschriften [Écriture pour soi-même], qui se déploie sur d’innombrables pages. Ensuite, avec ses Trascrizioni, elle copie l’apparence du texte plutôt que ses lettres, mots ou phrases. L’enjeu principal de toute son œuvre émerge : délier les mots de leur signification pour en établir la présence et la chorégraphie propre. Au travers de cette pratique asémantique, elle établit une forme « d’écriture universelle » pour libérer le langage du sens. En les dissociant, elle en explore les qualités visuellement expressives. Les tracés vident les mots de leur fonction et créent une forme de transmission de l’acte d’écriture. Proche de la poésie concrète, elle développe également une démarche sonore, en émettant un son monotone, puis en s’enregistrant au travail.
Pour ses œuvres de la série Radical Writings (1983-1996), l’artiste peint des bandes de couleur en appliquant des coups de pinceau indexés chacun à la durée d’une seule respiration. Cette conduite linéaire, méditative, donne une lisibilité à l’immatérialité, mettant davantage l’accent sur la qualité gestuelle et la vibration. Elle y explore les notions de temps, de répétition et de variation d’intensité de la couleur, qui s’amplifie. Dans ces peintures, elle s’attache surtout au bleu, couleur traditionnelle de l’encre, qui évoque aussi l’harmonie et l’utopie. Son grand tableau en deux panneaux à la manière d’un livre ouvert, plus dense en son centre, crée une profondeur qui fait apparaître un espace serein à caractère immersif.
(n. 1983, Paris, France) vit et travaille à Bruxelles depuis 2004, professeur à l’École Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre. Dès 2009, il a mené en parallèle des études dans les domaines de l’histoire de l’art et de la science. Ses recherches sur la lumière et la couleur visent à la sublimation au travers de paramètres contrôlés. En guise d’atelier, il se construit un laboratoire où il emploie également la chimie, la spectrométrie, l’électronique et l’informatique, pour y développer une pratique artistique autour de l’étude de la géométrie, de la physique et de la perception. Il enregistre méticuleusement ses notes et tests colorés dans de nombreux carnets. Avec ses expériences visuelles d’une grande rigueur formelle, il ouvre le champ vers des rapports expérimentaux avec les couleurs. Il étudie en profondeur les interactions entre lumière naturelle et lumière artificielle, les couleurs des pigments et celles du verre pour ses installations dans l’espace public.
Zone de fluctuation chromatique est une installation conçue pour cette exposition. Une quarantaine de petits rectangles en Plexiglas transparents peints de différents pigments sont placés aux murs d’un espace traversant dont il maîtrise la luminosité. Sous l’influence de sources de lumières blanches programmées, les éléments de l’installation se colorent successivement dans un rythme visant à captiver le visiteur. Un ensemble monochrome de différentes valeurs de gris alterne progressivement avec trois autres palettes colorées, allant du rose au turquoise. L’artiste crée un sas propice à une expérience perceptive, questionnant la nature même de la couleur.
(fondé en 1997 à Bruxelles, Belgique) est un collectif dont la démarche artistique consiste à s’interroger sur la relation entre art et langage, au moyen non seulement de mots ou autres formes de langages codés – la sémantique –, mais aussi au moyen de signes – la sémiotique. De nombreuses œuvres de LAb[au] trouvent leur origine dans des définitions propres au champ de l’art, comme celle du monochrome. Cette approche linguistique les amène à s’intéresser aux limites du langage, qui peut être retranscrit dans un autre média où l’utilisation de couleurs, de formes, de motifs, … constitue un langage visuel. Les artistes de LAb[au] parlent de syntaxe, de grammaire et de vocabulaire à partir desquels ils recherchent des moyens de traduire ou de transcoder les diverses expressions artistiques d’un support à l’autre, le plus souvent à l’aide d’algorithmes. Leur travail, fondé sur des règles, examine la matérialité, le processus et le concept même de l’art, explorant des combinaisons infinies de formes. Les unités telles que l’espace et le temps constituent la base de leur vocabulaire artis-tique.
Leur nouvelle œuvre U-238 > Pb-206 juxtapose la poudre de minerai d’uranium et le plomb, deux stades différents d’une même matière séparée par plusieurs millions d’années, confrontant leurs couleurs respectives jaune et grise. Ici, les artistes questionnent le sens du monochrome et toute la fascination du vide qu’il incorpore, bien que cette notion ne soit pas décrite dans sa définition et ne puisse être appréhendée qu’à travers une lecture plus élargie de l’art. Ils abordent ainsi la tradition de la peinture par la terminologie, tout en la contextualisant dans notre monde contemporain.
(n. 1983, Avignon, France) vit et travaille à Paris. Il explore les modes de représentation, cherchant à révéler le presque perceptible et l’invisible. De l’ordre de la traduction et de la conversion vers une dimension poétique, ses œuvres résultent de l’étude de phénomènes physiques et de concepts interdisciplinaires. Avec un attrait particulier pour les paradoxes, son travail sur le langage fait souvent référence à l’histoire de l’art. Si sa démarche part d’une approche cognitive et d’un processus protocolaire, elle accueille l’imprévu et la subjectivité. L’artiste réalise des œuvres caractérisées par une vision romantique de l’expérience qu’il initie. Ses peintures et installations, souvent activées par les sentiments, requièrent une perception plus intérieure. Elles induisent un temps nécessaire de contemplation pour approfondir nos propres visions.
Issue de Paysages, série peinte ou filmée, sa toile retranscrit les tâches lumineuses que l’on peut observer les paupières closes. Ces visions fugaces ou phénomènes de phosphène, nous échappent sans cesse. L’œil est le filtre du regard, dont le cerveau traduit les signaux perçus en sensations pures : éclats de couleurs sensibles, mouvantes et vibrantes. À partir d’un détail d’une autre œuvre, (filmé et transformé en photographie), cette image générique témoigne d’un processus qui permet à l’artiste d’obtenir de telles combinaisons de couleurs et une atmosphère cinématographique. Elle est dynamique dans son essence comme le mouvement qu’elle représente. La difficulté de mise au point, engendrée par l’utilisation du flou, capte et retient le regard du visiteur, l’invitant à une observation ralentie.
(n. 1984, Porto, Portugal) vit et travaille à Porto. Entre 2002 et 2013, elle a étudié à Londres la critique d’art et les beaux-arts au Goldsmiths College, puis la sculpture au Royal College of Art. Sa pratique holistique embrasse différents médiums, dont la sculpture et la performance, avec sa documentation et ses artefacts, la photographie et la vidéo, qu’elle envisage comme un tout. Elle s’intéresse à la condition humaine et aux phénomènes psychologiques et comportementaux qui façonnent l’individu et la société. À vocation thérapeutique, son travail aborde des sujets liés aux systèmes de croyances et à leurs modèles culturels. Ses personnages et sphères de cristal représentent l’invisibilité sociale et l’aspect le plus spirituel de l’être. Ces œuvres habitées sont souvent réemployées pour véhiculer l’énergie de ses actions performatives passées au sein de ses installations.
Ici, elle juxtapose et entremêle une intervention directe sur les vitres, avec des marqueurs, et des pièces réalisées sur des feuilles d’acrylique translucide. Les éléments colorés de sa série Méditations sont, à ce jour, les pièces les plus silencieuses de l’artiste. Elles transcrivent éminemment la fréquence des traits de couleur réalisées de sa main. En évacuant la figuration humaine et l’information, ses œuvres méditatives sur la couleur se concentrent sur l’essence minimale de l’existence. Au gré des influences ressenties durant la réalisation de son installation, l’artiste tente une guérison par la couleur tout en recomposant l’espace d’exposition. Elle s’approprie les surfaces traversées de lumière de la cour intérieure et en souligne la fonction- même, créant un nouveau paysage introspectif.
(n. 1956, Folkestone, Angleterre) est une artiste belge qui vit et travaille à Bruxelles. Elle développe, depuis la fin des années 1980, une pratique artistique centrée sur la lumière, la couleur et les phénomènes optiques naturels. En constante expérimentation avec les propriétés spécifiques de matériaux soigneusement choisis, et souvent incorporels (verre, miroir, aluminium, brume artificielle), ainsi qu’avec les formes et la lumière, l’artiste perturbe notre perception du réel pour créer son langage propre fait de motifs minimalistes et de couleurs étonnantes.
Son travail autour de la lumière vient de son désir de montrer le réel sous un autre jour. Au lieu d’essayer de saisir l’impalpable, elle cherche à jouer avec ses multiples formes et apparitions. Pour elle, l’art n’est pas un objet mais une expérience en soi, la sculpture devenant un lieu de perception. La palette de couleurs de ses œuvres est changeante. L’expérience est toujours imprévisible et personnelle, puisque le regardeur est confronté à la perception de « l’insaisissable ». L’artiste crée des expériences d’instabilité et de fragilité- visuelles, physiques, temporelles ou psychologiques- et cherche à éveiller notre conscience à ces phénomènes sensoriels éphémères.
Sous la verrière, Frisson bleu, sa grande plaque de verre coloré dichroïque, martelée, effleure le regard avant de submerger le visiteur. Dans cette rencontre, le corps et l’esprit naviguent en permanence entre un état contemplatif et immersif. L’expérience sensorielle se prolonge entre la dissolution et la résolution indéfiniment réinventée, donnant l’illusion d’une matérialité possible aux variations de couleurs.