Actifs dans le champ de la sculpture, ces trois générations d’artistes ont préfiguré ou revisité nombre des qualités visuelles, spatiales et techniques présentes dans l’architecture brutaliste, caractérisée par son utilisation intensive du béton brut, des systèmes modulaires et de volumes géométriques simples.
THE BRUTAL PLAY
La Fondation CAB a le plaisir de présenter The Brutal Play (Le jeu brutal), une exposition collective dont le commissariat est assuré par Matthieu Poirier, qui réunit des pièces sculpturales de dix artistes, allant de la période constructiviste à nos jours en passant par le minimalisme des années soixante.
« The Brutal Play nous rappelle le pouvoir incroyable de la matière et la sensation contradictoire d’instabilité que les matériaux peuvent susciter par rapport à notre perception de l’espace et du temps. Les artistes qui participent à l’exposition ont le même rejet de l’ornementation et de l’esthétisme. À l’ère numérique – l’ère de la dématérialisation – cette exposition prend le parti de montrer le caractère matériellement incarné de la sculpture contemporaine, qui touche les corps animés de ceux qui la regardent, libérés ainsi le temps d’un instant de leur dépendance intellectuelle liée à l’image, aux écrans digitaux et à l’illusion. » Matthieu Poirier
Valentin Carron
Un relief mural à grande échelle, gris et étoilé de Valentin Carron, brouille également les frontières entre la sculpture et l’ornement architectural d’après-guerre, le modernisme et le postmodernisme. De surcroît, autre exception dialectique à ce refus partagé de la peinture aux côtés de celle de l’oeuvre de Morris, la surface métallique de ce relief imposant résulte d’un trompe-l’oeil, où le métal est imité, ce qui procure à l’observateur la sensation d’une présence physique, presque « pondérale » de l’objet.
Émilie Ding
Faisant écho à la fois à l’art concret et au post-minimal art, les grands feutres épais d’Émilie Ding n’utilisent quant à eux aucun pigment mais la flamme d’un chalumeau qui dessine par combustion partielle un motif géométrique extrêmement simple. Aussi leur présentation ne saurait supporter quelque châssis qui les aplanirait et ferait oublier leur matière constitutive ; ils sont dès lors présentés sur un mur ou entre deux d’entre eux à l’aide d’une simple barre de métal, sur laquelle ils tiennent uniquement sous l’effet de leur propre masse.
Ramon Feller
La sculpture faite de béton que présente Ramon Feller joue avec le temps et avec le concept postulé par Buckmisnster Füller de tensegrityen s’autodétruisant lentement au cours de l’exposition grâce à un jeu de câbles intégrés tirant sur l’objet en béton posé sur le sol, et laissant une trace visible, vestige de l’état initial de l’installation.
Karsten Födinger
L’envahissante sculpture en métal de Karsten Födinger est tout aussi liée au corps de l’observateur, mais cette fois-ci à son espace de déambulation en ce qu’elle ne laisse qu’un passage étroit en guise d’accès à l’espace principale de l’exposition. Circulaire mais autoritaire, transparent mais en partie incapacitant, il suscite une tension particulière entre l’espace d’architecture et son propre état, apparemment inachevé–une chape de béton, cette fois opaque et encore bien plus massive, sera-t-elle coulée sur lui ?
Donald Judd
Dans sa série des Specific Objects, Donald Judd substitue aux variations chromatique et au coup de pinceau des volumes fixés au mur qui font saillie et embrassent l’espace par leurs béances orthogonales. Leur surface, que l’artiste souhaite « la plus neutre possible », s’avère pourtant très variable sur le plan visuel. En effet, si elle est le plus souvent constituée de verre ou de plexiglas teints dans la masse, ses reflets font constamment évoluer la monochromie d’une tonalité à l’autre. Aussi, pour une poignée d’entre eux, qui nous concerne ici, et qui est faite uniquement de planches de bois, les motifs naturels de veines et autres noeuds traduisent visuellement la matière brute qui les constitue, non sans rappeler, en négatif, la surface du béton coffré.
Robert Morris
Robert Morris, pionnier de la sculpture minimale et du Process Art, met en avant l’importance fondamentale de l’espace qui se trouve autour de la sculpture ainsi que la manière dont est perçu l’objet lui-même. Cette œuvre fut fabriquée initialement comme dispositif scénique pour une performance à New York en 1961, au cours de laquelle Robert Morris se tenait à l’intérieur de la colonne, actionnant un système de câble qui donnait l’impression que les parois de la sculpture tombaient en s’écartant suite à une action apparemment invisible.
Charlotte Posenenske
Les Square Tubes de Charlotte Posenenske sont faits de tôle d’acier galvanisée ressemblant au matériau utilisé pour créer des tuyaux de ventilation et ses composants de base peuvent être combinés pour créer un certain nombre de configurations. En tant que tel, le concept permet à un conservateur de modifier l’installation en fonction de ses propres critères, abandonnant une partie de l’autonomie créative de l’artiste à d’autres.
Alexander Rodchenko
Certains artistes associés au constructivisme russe comme Rodtchenko prônent pour leur sculpture, qu’ils qualifient d' »art industriel », l’utilisation exclusive de matériaux issus de chaînes de production ou de découpe — et non plus, par exemple, du marbre ou du bronze), comme ses sculptures en bois de petit format de la série Spatial Construction, réalisées en 1920. Ils questionnent ainsi la valeur en soi d’une oeuvre d’art trop souvent associée au « style », au coût, à la préciosité ou à la rareté de ses composants. Une solution s’impose : y substituer une organisation purement technique des matériaux fondée sur les principes a) d’architectonique (l’acte de création), 2) de facture (ou manière de création) et 3) de construction (C. Gray, L’avant-garde russe, p. 238-9). À leurs yeux, plus encore qu’une cosa mentale, l’oeuvre est avant tout le fruit d’une réflexion et d’une configuration inédite, elle est nécessairementanalytique et abstraite, et donc « construite ». Loin de toute préciosité artisanale, les oeuvres de la présente exposition fondent un rapport inédit de l’observateur à l’oeuvre.
Killian Rüthemann
Kilian Rüthemann expose sa sculpture en mousse à l’extérieur pour la soumettre à l’entropie et à la détérioration générée par les conditions climatiques. L’objet est un bloc sculpté en son centre de façon à laisser assez d’espace pour un corps humain. Posé sur le sol tel un sarcophage antique attendant son hôte – le visiteur serait en droit de se sentir concerné -, il n’est pas sans faire écho à un autre objet du même type, cette fois fait de planches de bois brut, dans lequel Robert Morris se tenait sur scène en 1960.